Il réfléchit quelques secondes avant de déclarer :

- Tu te souviens du tableau ? Je l'ai vu au bureau de mon père, il lui a été offert par un monarque, un puissant démon du nom de Aahron Slythereen.

Aahron... tout s'éclairait. Cet homme, tout le monde le connaissait, je pense même qu'il était déjà venu au manoir lorsque j'étais petite, et tout le monde l'évitait comme la peste. Très jeune, on m'avait fait étudier l'arbre généalogique de ma famille, et, directement, j'avais été intriguée par cette personne dont le nom figurait dans mes livres mais qui ne semblait avoir aucun lien de parenté avec personne. Mon professeur n'avait pas pu éclairer ma lanterne et mes parents ne voulaient pas lâcher la moindre information sur lui... du moins, au début. À cette époque, j'étais encore une petite fille tout mignonne et assez persuasive - sûrement grâce à mon pouvoir - et je réussis à obtenir quelques informations de ma mère. Elle m'avait dit, avec dédain et un mépris évident que cet homme avait demandé à être mon parrain. Je ne sus jamais si elle et mon père avaient accédé à sa requête et, de toute manière, ça n'avait aucune forme d'importance, je n'avais jamais connu ni mon parrain, ni ma marraine, ils se contentaient tous deux de m'envoyer une somme conséquente aux fêtes et à mon anniversaire.

- Oui, je connais cet homme, enfin, seulement de nom.

Et si il avait un quelconque rapport avec ma malédiction ? Ça pourrait être intéressant de le trouver, si c'était un puissant démon, il pourrait peut-être m'apprendre des choses... Les flammes bleues d'Ahoru gagnèrent soudain en intensité, faisant fondre les bougies deux fois plus vite. Et c'est là qu'il prit ma main en la serrant contre la sienne et que... Eh, mais c'était quoi ce truc que je lisais dans ses yeux ?! Ce n'était quand même pas...

- C'est de la compassion que je vois dans ton regard ?!

Personne, personne n'avait le droit d'avoir pitié de moi, fut-il le prince des enfers. C'était la pire des sensations qu'il était possible de ressentir inspirer de la miséricorde à autrui, ça m'apprendrait à m'ouvrir. Je me dégageai et me pelotonnai dans le fond du canapé, les jambes repliées sur mon torse comme pour me protéger. J'aurais bien aimé lancer un regard assassin à Ahoru mais c'était compliqué, je n'arrivais pas à être méchante avec lui. Pourtant, il fallait bien qu'il comprenne que me prendre en pitié était la dernière des choses à faire.

- Moi le prince des enfers ressentir de la compassion pour un humain ?

Je souris, il marquait un point.

- Cela m'étonne que tu n'aies pas plus de questions a me poser.

C'était vrai qu'habituellement, je voulais toujours savoir quelque chose, j'avais constamment une question qui me trottait dans la tête. Mais bon, j'en savais assez pour moment sur Aahron Slythereen et le reste, il était certain que je l'apprendrais plus tard. Mais c'était quand même incroyable d'apprendre que j'allais devoir gérer l'empire de ma famille jusqu'en enfer, j'avais presque hâte de savoir quel genre de commerce et quels bénéfices mes parents en retiraient. Je dépliai mes jambes et me rapprochai de l'ange noir.

- Je n'ai plus rien à te demander, dis-je en haussant les épaules, à part peut-être de m'emmener en enfer pour le rencontrer mais je ne crois pas que tu seras d'accord.

Je souris à nouveau. La requête était à moitié sérieuse, j'aurais bien voulu y aller mais ça semblait effectivement impossible. En tous cas, j'étais probablement la première personne à demander à Ahoru d'aller chez lui. Je ne savais pas pourquoi, mais la situation me sembla drôle et je dus me retenir pour ne pas rire. Décidément, ce garçon provoquait des réactions curieuses chez moi...

Ce fut à son tour de s'éloigner, il avait l'air honteux de ce qu'il allait me dire.

Ce n'est pas que je ne veux pas mais que je ne peux pas cela est impossible...

Il ne pouvait pas ? Étonnant. Enfin, c'était surtout dommage, j'aurais bien aimé pouvoir visiter ce monde que l'on décrivait comme atroce et cauchemardesque et qui m'avait toujours attirée de la même manière que les gens normaux sont attirés par le paradis.

- N'aurais-tu pas trouvé un anneau avec d'étranges inscriptions ?

Ah, c'était donc le sien. J'avais en effet ramassé un anneau à l'aura maléfique - et aussi assez kitsch il fallait l'avouer. C'était le soir où nous nous étions rencontrés, j'avais un peu erré dans les couloirs avant d'aller me coucher. J'étais inévitablement repassée par le hall et j'avais remarqué l'objet. Un truc aussi noir, je ne pouvais pas m'empêcher de le prendre. Je n'avais pas tout de suite fait le lien avec Ahoru quand nous avions parlé de nos catalyseurs de pouvoirs mais là, il n'y avait plus de place pour le doute.

- Quoi ? Un truc énorme avec une grosse pierre précieuse ? Oui je l'ai trouvé. Tu vas vraiment mettre ce truc ?

À sa place, je ne saurais même pas plier le doigt si j'y mettais une bague pareille.

- Tu devrais penser à t'en faire un nouveau.

- C'est impossible, cet anneau renferme le pouvoir de tout mes ancêtres il est composé d'une pierre très rare que l'on ne trouve que en enfer au fin fond d'un volcan, c'est le symbole de mon appartenance à la famille royale, c'est le symbole qui indique que je suis le futur empereur.

Pas de chance pour lui. Parce que l'objet n'était pas discret, discret. Mais au moins, lui, il pouvait le retirer, et encore mieux, il pouvait l'enlever sans risque. Ce que je ne comprenais pas, par contre, c'était qu'il ne puisse pas aller en enfer mais qu'il en hérite quand même. D'après ce que j'avais compris, il était banni, c'était bizarre comme histoire.

- Et toi ton catalyseur c'est le serpent que tu as à ton oreille ?

Ce serpent, ce que je pouvais le haïr, autant que mon don.

- Oui et je n'aime pas en parler.

Le pauvre, il s'en prenait plein la tronche dès qu'il faisait ou disait quelque chose. De plus, mon refus de parler de l'anneau était parfaitement ridicule, j'allais devoir vivre avec lui toute ma vie. Il devait rester accroché à mon oreille quoi qu'il arrive sinon, tout le pouvoir qu'il avait contenu pendant quatre ans s'extérioriserait d'un coup. Je ne savais pas ce qui se passerait dans ce cas de figure mais j'imagine que ce ne serait agréable ni pour moi ni pour les gens se trouvant dans les vingts mètres à la ronde. Cependant, je ne savais pas pourquoi mais je caressais toujours l'idée surréaliste de savoir l'ôter un jour. C'était stupide, je le savais, il me faudrait maîtriser totalement cette malédiction, et j'en étais bien loin.

- Tu as peur de tes pouvoirs cela se voit. Mon père m'a dit une phrase que lui avait dit son père... "Tu es le maître de ton pouvoir, n'en sois pas l'instrument."

Plus facile à dire qu'à faire. Je me doutais bien qu'il avait aussi dû en baver pour apprendre à contrôler son don. Lui, il avait peut-être envie de le contrôler pour ne pas faire de mal autour de lui, il essayait de faire avec mais moi, je voulais juste l'annihiler, j'aurais largement préféré qu'il disparaisse. C'était son attitude qui était la bonne pourtant je n'arrivais pas à en faire de même, sûrement parce que j'avais tué la seule et unique personne qui me comprenait vraiment à cause de lui. Je fis la grimace.

- Tu as raison mais... Je déteste cette malédiction et j'aimerais qu'elle n'ait jamais existé.

Je recommençais à me livrer, ça allait finir par me créer des ennuis. Alors pourquoi est-ce que je n'arrivais pas à arrêter ce flot de paroles ? C'était comme ça que ça avait commencé la dernière fois, je ne voulais pas que ça se termine de la même façon. Tout ça, une personne qui me ressemblait et qui avait vécu presque comme moi, ça ne pouvait pas être réel. Je tenais mon explication : j'étais dans un rêve, je dormais tranquillement dans mon lit et je m'imaginais des choses, il fallait que je me réveille.

- Annihiler ton pouvoir ? Mais c'est comme si tu voulais détruire une partie de toi...
Ton don t'a été offert, cela veut dire que tu es faite pour le contrôler, tu as sûrement vécu des choses horribles à cause de lui mais si ce n'est pas toi qui le possède, cela aurait été une autre personne qui aurait pu s'en servir pour faire des choses horribles, donc ne sois pas l'instrument de ton pouvoir.

Et il insistait en plus ! Mais ses mots sonnaient juste, je devais au minimum me familiariser avec ce qu'il appelait mon « don », ne serait-ce que pour éviter de tuer à nouveau contre mon gré. Je ne pourrai pas m'en départir donc il faudrait bien que j'apprenne à l'utiliser correctement. Tout ça, je le savais déjà au fond de moi depuis longtemps mais l'espoir fou que je puisse un jour ne plus avec cette charge sur les épaules ne me quittait pas, et ne s'évanouira probablement jamais.

- D'accord, cette malédiction est mienne et je l'ai reçue pour une raison précise. Laquelle ?

Après tout, ça pouvait être moi, cette « personne qui aurait pu se servir de son pouvoir pour faire des choses horribles », j'étais peut-être destinée à commettre des crimes atroces, d'où la noirceur de mon âme et ma méchanceté. Je ne savais plus trop où j'en étais, si j'attendais d'Ahoru qu'il démente cette pensée ou qu'il l'approuve. Et les images de mon passé qui affluaient à la barrière de mon esprit n'arrangeaient rien à mon trouble, je ne me sentais pas bien.

- Je ne peux répondre à ta question, tu dois le découvrir par toi-même.

Je grimaçai. De toute manière, je n'avais pas réellement le temps de faire des recherches. Ce séjour à l'académie n'était qu'une accalmie dans une vie mouvementée. Je savais, que, dès que je contrôlerais assez mes pouvoirs au goût de mes parents, je rentrerais pour, petit à petit, commencer à prendre les rênes de la famille Slythereen. J'allais rencontrer tous les officiels et tout le tralala, participer à des réceptions barbantes et néanmoins instructives, parcourir le monde. Donc, si je voulais trouver des réponses, c'était sur une période de quelques mois, peut-être un an, que ça devrait se faire.

- Pour cela, tu dois communiquer avec ton âme. La façon dont tu y arriveras, je ne peux te le dire.

Forcément, il ne pouvait pas le savoir, c'était mon âme après tout, hein. Attendez une minute... Il serait pas en train de me dire que je devais parler avec moi-même, là ? Super, maintenant, j'allais devoir devenir schizo pour savoir pourquoi je tuais les gens rien qu'en les regardant... En plus, cette conversation commençait à me porter sur le système, j'avais une sainte - euh, non, peut-être pas - horreur de parler de mes pouvoirs.

- C'est bon, laisse tomber, tu veux ? Ce n'est pas ta faute si je ne veux rien avoir à faire avec mes pouvoirs et tu ne pourras pas me changer sur ce plan-là.

Je me levai prestement du fauteuil pour mettre un terme à la discussion. Pourquoi Ahoru avait-il cette manie de toujours vouloir m'aider ? Déjà à l'observatoire, il disait qu'il m'aiderait à... à surmonter mon passé. Je secouai la tête, comme pour en chasser ces pensées parasites et déclarai.

- C'est pas tout mais tu n'as pas encore récupéré ton anneau. Je vais le chercher, ne bouge pas d'ici.

Et je disparus sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit. En réalité, j'avais juste besoin de faire le point toute seule, cette bague n'était qu'un prétexte. Je traversai les couloirs d'un pas énergique, écartant du bras tous les élèves qui étaient sur mon chemin sans ménagement ni distinction de sexe et d'âge. Lorsque j'arrivai dans ma chambre, je pris directement l'anneau dans un tiroir de ma commode et repartis illico en sens inverse, sans même vérifier si il y avait quelqu'un d'autre dans la pièce. Cette fois-ci, quand je passai dans les couloirs, les élèves s'écartèrent à mon passage, de peur de se prendre un nouveau coup de coude. Je revins finalement à la petite bibliothèque, je m'arrêtai pour regarder Ahoru qui, plongé dans un livre ne semblait pas avoir remarqué que j'étais revenue. Il lisait avec un air sérieux et concentré, on aurait dit qu'il ne voulait pas rater une seule miette de son ouvrage, c'était craquant.
Claque mentale.
Je ne devais pas penser comme ça, ça allait mal tourner autrement. Je ne pus cependant m'empêcher de sourire avant de me rapprocher et de lui tendre sa bague.

- Arigato, me revoilà en possession de mon précieux anneau.

Je tressaillis tandis que ses doigts effleuraient ma main pour me le prendre, les contacts physiques, je ne m'y ferai jamais. Il enfila sa bague sans tarder et c'est alors que les inscriptions qu'il portait au poignet s'illuminèrent. Dans ces yeux, brillait désormais une flamme - une vraie flamme, ce n'était pas imagé - bleue, magnifique. Puis je détournai précipitamment le regard, encore la faute de ce don. Ne pas se laisser submerger par les émotions - ne pas en avoir tout court serait même plus prudent - si je croisais le regard de quelqu'un. Pourtant j'aurais bien aimé pouvoir à nouveau profiter du spectacle, c'était beau. Je dus néanmoins me résigner et me rassis sur le canapé. Je pointai le livre à l'aura maléfique du doigt, qui était resté ouvert pendant tout ce temps à la page du tableau du roi des enfers.

- On continue à le lire ou on le laisse là ? Il a peut-être encore des choses intéressantes à nous apprendre.

C'était vrai, il y avait probablement des informations passionnantes dedans... Bon d'accord, ce n'était qu'une excuse pour reprendre la main d'Ahoru. Les contacts épidermiques, je ne m'y faisait pas mais ça ne voulait pas pour autant dire que je n'aimais pas ça...

Je repris sa main. Nous ouvrâmes le livre mais je ne le lisais pas, ou à peine. Mes pensées vagabondaient dans tous les sens. Et quand il fut terminé, je ne m'en rendis même pas compte, je fixais depuis longtemps déjà le ciel à travers les grands carreaux, quelques nuages gris foncé y résistaient encore mais plus pour longtemps, un petit vent commençait à les chasser.

- Resli regarde le livre a été écrit par mon père.

J'entendis sa voix comme dans un songe, lointaine et étouffée. Je regardais toujours le ciel d'un air absent, de moins en moins consciente de ce qui se déroulait autour de moi. Était-ce la fatigue due aux événements de ses derniers jours ? Je ne savais pas mais mes paupières semblaient de plus en plus lourdes. Je n'essayai même pas de résister à la tentation de les fermer, je me sentais bien. Il se rapprocha et je m'endormis doucement contre un Ahoru surpris, avec pour seule connaissance de ce qui se passait à l'extérieur sa main qui serrait la mienne.

Je rêvais, je n'arrivais pas à en croire mes yeux. Je rêvais vraiment pour la première fois de ma vie. Les songes avaient toujours été proscrits chez moi, ils étaient interdits. Autant pour éviter que j'aie l'espoir chimérique de pouvoir un jour vivre comme je l'entendais que parce que mes parents voulaient continuellement contrôler tout ce que je faisais, fut-ce pendant une illusion dans mon sommeil. Ils avaient banni les rêves de mon esprit et je n'avais jamais réellement su ce que c'était. Et maintenant que ça m'arrivait, je n'étais pas déçue, c'était grandiose. Pourquoi réussissais-je à m'évader maintenant, à cet instant précis ? La réponse vint d'elle-même et me fit presque sursauter, je m'étais endormie... contre Ahoru. Même en songe, je ne perdais pas toute ma lucidité et cette prise de conscience me réveilla d'un coup. Je sentis un livre pas très loin de mon visage, quelque chose autour de moi... un bras. Et là, je ne sus plus quelle attitude adopter.

Il caressa ma paume et passa doucement sa main dans mes cheveux. Je serais bien restée là, sans bouger, à faire semblant de dormir mais je ne pouvais pas faire comme si je n'avais rien senti. Dommage...

- Resli, réveille-toi, j'ai quelque chose à te montrer.

Je me redressai et baillai longuement en m'étirant, les bras en l'air. Pas très classe tout ça... Mon esprit était encore un peu embrumé alors je ne me posais pas trop de questions sur ce qu'avait bien pu penser Ahoru de ma petite sieste improvisée. J'étais trop occupée à rassembler mes pensées dispersées pour ça. Qu'y avait-il déjà ? Ah oui, il avait quelque chose à me montrer.

- Quoi donc ?

Bon, allez Resli, fais un effort, concentre-toi sur ce qu'il va te répondre et ne pense surtout pas à la scène embarrassante et néanmoins agréable qui vient de se dérouler, il vaut mieux éviter que le rouge te monte aux joues.