Après ma petite virée à l'observatoire, j'étais directment retournée au dortoir des filles, en proie à des émotions contradictoires - ça devenait presque une habitude. Je m'étais claquemurée dans ma chambre et l'avait fermée à double tour - mes colocataires essayèrent d'ailleurs tous les stratagèmes pour que je leur ouvre le soir même, jusqu'à-ce qu'une surveillante bien intentionnée le fasse à ma place. Je me suis encore rendue compte que je tenais une masse sombre et informe dans la main, la chemise ! Normalement, j'aurais dû la jeter dans un coin ou la balancer dans un casier, enfin, peu importe, elle n'aurait pas dû être là. Pourquoi mon corps ne s'en était-il pas débarrassé automatiquement ? Je l'avais regardée avec suspicion, presque certaine qu'elle allait me sauter à la gorge d'un moment à l'autre grâce à un quelconque maléfice puis, je m'étais rendue à l'évidence, ce n'était qu'une banale chemise en coton noir. Je l'avais ensuite cintrée et rangée dans mon armoire, la propreté et l'ordre étaient deux vieux "réflexes" que j'avais gardés de la vie au manoir de mes parents, il m'aurait été impossible de l'envoyer valser en boule sous mon lit, même si ce n'était pas l'envie qui m'en manquait...

Le lendemain matin, c'était un des premiers vêtements qui était sorti de ma garde-robe, et il fallait aussi avouer que j'espérais bien avoir la chance de observer la tête d'Ahoru quand il me verrait la porter. Sur ce, j'avais enfilé un pantalon gris anthracite, des sandales à talons noires, un T-shirt blanc, cette cravate que je portais tout le temps et j'étais partie...


Je déambulai dans les couloirs une bonne partie de la journée - en effet, je ne suivais que les cours de musique et de magie -, allant là ou mes jambes me portaient, gardant en permanence la tête haute et cet air supérieur que j'adorais faire mien, effrayant les autres élèves par mon simple regard. Toutefois, mes pauvres petits pieds finirent par me faire comprendre qu'ils avaient besoin d'une pause et me contraignirent à m'arrêter à la petite bibliothèque. L'ambiance qui y régnait me plaisait, tout était plutôt calme, silencieux, et surtout, on y trouvait quantité de livres sur la magie noire. Il était évidemment interdit aux élèves de les consulter sans l'encadrement d'un professeur, et cachés derrière une grille en fer forgé dont seule la bibliothécaire possédait la clé. Mais bon, ce n'était pas comme si c'était un problème de lui subtiliser son trousseau... C'est ce que je fis, n'éprouvant pas l'ombre d'un remord à envoûter la vieille femme.

Ensuite, habituée des lieux, je pris ma dernière lecture en date : Invocations infernales et sceaux démoniaques. Peut-être que ça parle des oiseaux de la n... Mais pourquoi je pense à ça, moi ?! Il fallait à tout prix que je chasse ces pensées parasites de ma tête, ça commençait à m'être néfaste. Je délestai un divan bleu d'un de ses coussins et le posai au fond de la bibliothèque, sur le dernier appui de fenêtre, pour m'installer confortablement dessus. C'était mon endroit de prédilection pour lire, personne ne voulait s'y aventurer. Normal, cette section d'étagères avait pour thèmes les sciences économiques ! Même sachant que j'étais censée hériter de l'entreprise de mes parents dans le futur, je n'aurais jamais pu me résoudre à ouvrir un livre aussi barbant, alors, il ne fallait pas demander ce que les autres étudiants en pensaient...

Je caressai la couverture de mon grimoire de magie noire, des motifs stylisés ornaient sa reliure en cuir noir et l'encre qui avait servi à le rédiger était rouge sombre... Cela aurait été vraiment génial s'il s'agissait réellement de sang. Ce fut cette idée délectable en tête que je me plongeai dedans sans plus attendre, dévorant des yeux les formes sataniques des sceaux, songeant même à m'en faire tatouer un. Oui, un sceau démoniaque, ce serait trop bien. Mais la page suivante me réservait une surprise des plus déplaisantes. Elle expliquait comment sceller un pouvoir à l'aide d'un anneau et l'illustration représentait... mon serpent. J'arrachai la feuille et la pliai soigneusement. Je connaissais parfaitement le fonctionnement de ce sceau et je préférais largement être la seule dans ce cas.

Mue par une inutuition soudaine, je levai la tête de mon ouvrage et ce fut là que je le vis. Ahoru se tenait au fond de l'allée et me fixait, un air surpris sur le visage. J'avais raison, sa tête est trop drôle. Je ne bougeai pas de mon appui de fenêtre, attendant qu'il s'approche. De toute manière, c'était inévitable, il allait venir me parler.
Premièrement, parce que cela faisait partie des règles de beinséance.
Et deuxièmement parce que, moi, à sa place, je n'aurais pas manqué de venir me venger de la personne m'ayant chapardé mes vêtements, ou au moins, j'aimerais lui demander une explication.
Pourtant, il semblait hésiter à s'avancer vers moi, je ne lui faisait tout de même pas peur à ce point-là ? Non, il devait y avoir autre chose, c'était obligatoire. Et ce fut lorsqu'il s'avança vers moi que je compris. La surprise de ma voir assise là passée, on pouvait à nouveau lire l'émotion qui le dominait dans ses yeux - je n'avais plus peur de les regarder puisqu'il était visiblement plus résistant que la moyenne - : de la tristesse, et une pointe de mélancolie. Ahoru chagriné ? Bizarre, ça ne lui ressemblait pas...

Finalement, il vint près de moi et me fit la bise, comme je l'avais prévu, sa joue était toujours aussi froide. Il s'assit à mes côtés et jeta un regard en coin au livre de magie noire, que je tenais toujours ouvert sur mes genoux, l'endroit où la page avait été arrachée était clairement visible. Tant pis, me dis-je, et je ne le changeai pas de position.

- Bonjour Resli, comment vas-tu ?

Je sentis quelque chose de différent dans cette phrase, ce n'était pas l'intonation d'Ahoru qui était différente, c'était autre chose... Pour la première fois, il m'avait appelée par mon prénom ! J'accrodais beaucoup d'importance à ce genre de choses, compte tenu du fait que les seules personnes m'ayant appelée de cette manière étaient mes parents. Même ce que ma mère osait nommer des "amies" - et qui n'étaient en fait que des relations de société -, m'avaient toujours dit "Miss Slythereen", à croire que je les intimidais. Le problème était que je ne savais pas si ça me faisait plaisir ou non, c'était même dangereux, à bien y réfléchir...

- Je vais bien et je te retourne la question : comment te portes-tu ?

Toujours ces formules de politesse à deux balles, ça me faisait bien rire de pouvoir les utiliser avec quelqu'un, c'était si rare que je les applique. Mais bon, restait toujours le porblème de la mention de mon prénom. J'ai un don certain pour me torturer l'esprit avec tout et n'importe quoi, soupirai-je mentalement.

- Oui je vais bien, beaucoup mieux grâce à toi, encore merci... et puis au diable toutes ces règles qui nous pourrissent la vie.

Je fronçai les sourcils. Merci ? Ah oui, j'avais canalisé son pouvoir juste avant de le laisser en plan la veille, il devait faire référence à ça. Il m'était donc reconnaissant, drôle de sentiment. C'était une chose que je n'arrivais d'ailleurs toujours pas à appréhender en tant que petite égoïste et fière de l'être. Moi, je n'aurais jamais assez d'humilité pour remercier sincèrement quelqu'un, c'était trop bizarre. Je faillis aussi lui demander pourquoi il était venu vers moi s'il "envoyait au diable toutes ces règles qui nous pourrissent la vie". Au lieu de ça, la réponse me fut servie sur un palteau d'argent.

- Toutes ces règles ne servent à rien et pourquoi m'as-tu pris ma chemise ?

Bien sûr, la chemise, il avait dû venir pour ça. Me convier à faire fi des règles de bienséance était un peu trop me demander, même avec mes pires ennemis, je n'aurais jamais, ô grand jamais, pu me résoudre à parler un langage courant, voire familier. Autant pour préserver mon image que pour garder une certaine distance avec les autres. Enfin, je pouvais bien essayer de faire un petit effort, mon sourire devint espiègle.

- Parce que je ne pouvais plus me passer de ton odeur.

Espérons qu'il ne le prenne pas trop au sérieux, me dis-je, et j'éclatai d'un rire cristallin, me surprenant moi-même, cela faisait une éternité que je n'avais plus ri. Ahoru ne pouvait pas s'imaginer qu'il assistait à un fait presque unique dans toute l'histoire de l'humanité qui ne se reproduirait sûrement jamais. J'ajoutai, mon sérieux soudain revenu :

- Tu n'as pas besoin dire merci et...

... ces règles ont une utilité certaine pour moi. Je m'étais reprise juste à temps, mieux valait ne pas partir sur cette pente glissante. Rester là, avoir une conversation agréable avec une des rares - pour ne pas dire la seule - personne m'étant sympathique, voilà ce qu'il convenait de faire, plutôt que d'étaler ma vie devant des gens presque inconnus qui en savaient déjà beaucoup, beaucoup plus qu'ils ne le devraient.

- Oh pour dire vrai, ce n'était qu'un prétexte pour t'aborder... et tu peux la garder, je te l'offre.

Sa réponse me surprit. Pourquoi m'avait-il abordée si la chemise n'était qu'un prétexte ? C'était troublant pour quelqu'un qui calculait sans arrêt ses actes et ne faisait rien si elle n'y trouvait pas un profit. Il ne chercha pas à savoir pourquoi j'avais brusquement interrompu ma phrase. Tant mieux, me dis-je mais ça sonnait faux. En réalité, je lui en étais... gré. Brrr, le genre d'émotion que je n'avais pas l'habitude de ressentir.

- Comme tu voudras... Ce lieu est agréable, je trouve que c'est calme et appaisant, non ? Et on peut y trouver des livres de grande valeur et de grand intéret n'est-ce pas ?

Il attrapa un livre au hasard sur un étagère : Les Cataclysmes et les apparitions démoniaques sur terre. J'eus la vague impression de l'avoir déjà vu mais on ne devait pas y trouver des renseignements bien dangereux vu qu'il n'était pas dans la réserve. En tous cas, il avait le même style de couverture noire que les vrais livres interdits. Mon impression se confirma lorsqu'Ahoru posa la main sur l'ouvrage, le ciel s'assombrit soudainement. La pièce aurait été plongée dans l'obscurité totale sans quelques chandelles éparpillées dans la pièce. Je lui pris doucement le livre des mains.

- Ce livre ne devrait pas se trouver ici.

Je sortis les clés de la réserve et me levai avant de me réviser. Le nuage qui cachait le soleil avait disparu ! Je repartis vers Ahoru et lui fit toucher le volume, le noir revint soudainement, il observait mon manège d'un oeil interrogateur et surpris. Je rangeai le trousseau dans ma poche, intriguée, et ouvrit Les Cataclysmes et les apparitions démoniaques sur terre...

- Tu as peur ? ça m'étonne de toi.

Non, je n'avais pas peur, j'avais déjà consulté cet ouvrage, et c'était moi qui l'avait rangé dans la mauvaise étagère après l'avoir consulté. C'était au tout début de l'année, son aura démoniaque, dix fois plus sombre que celle des autres livres m'avait attirée dès que j'étais rentrée dans la pièce. Il parlait d'anges déchus, de démons, des enfers,... Je ne me rappelais plus pourquoi mais je ne l'avais pas terminé, et pire, je l'avais oublié...

- Ah, je te retrouve enfin, Resli/

Encore la mention de mon prénom, cela me faisait toujours cet effet étrange. Je me mis à examiner le tableau qui décorait le début du livre pour me changer les idées.

- Je connais ce tableau, je l'ai déja vu mais où ?

Il était vraiment magnifique, l'homme blond semblait méchant et les anges noirs...

- Les anges noirs te ressemblent, fis-je remarquer à Ahoru.

J'observais toujours le tableau, fascinée, il n'y avait aucune inscription qui puisse indiquer son origine. C'était agaçant, si Ahoru le reconnaissait - ou pensait l'avoir déjà vu - c'était qu'il y avait anguille sous roche, obligatoirement. Et qu'il s'agisse d'un livre de la réserve interdite appuyait encore plus ma théorie.

- Oui effectivement, c'en est troublant mais pas impossible...

Et il me disait ça avec le plus grand calme, comme si c'était tout à fait normal. D'ailleurs, à bien y réfléchir, la ressemblance n'était pas si troublante que ça, le livre s'appelait bien Les Cataclysmes et les apparitions démoniaques sur terre.... Et mon petit doigt était persuadé qu'Ahoru était plus un démon qu'un ange. Nous commençâmes à tourner les pages et à lire simultanément, parfaitement synchronisés l'un sur l'autre, à coire que nous étions nés pour ça. Au fur et à mesure que nous lisions, je redécouvrais les schémas et les textes écrits, tout rejaillissait de ma mémoire brusquement, et je me rendais compte qu'à chaque fois, je n'aurais pu citer les thèmes qu'abordaient la page précédente, même si je venais de la tourner. Ce livre a été ensorcelé, mais qu'a-t-il à cacher de si important ?

- Je ne me souviens toujours pas où j'ai vu ce tableau... On dirait que toi aussi tu as un lien avec ce livre, mais que se passe-t-il ?

Je ne l'avais pas remarqué, trop absorbée par ma lecture, mais il faisait de plus en plus froid et sombre dans la pièce. Soudain, les chandelles furent soufflées par une brise glacée, nous ôtant ainsi notre seule source de lumière. Voilà sûrement pourquoi je n'avais pas entièrement lu le livre la dernière fois, j'avais dû sortir à tâtons de la bibliothèque et le ranger n'importe comment, puis le sortilège avait fait son effet et il s'était effacé de mes souvenirs. Je n'aimais pas parler dans le noir, il m'était impossible de fixer mon interlocuteur et cela me drangeait de ne pas pouvoir jauger sa réaction. Je lui répondis tout de même, ne sachant pas où me placer pour éviter de faire une fausse manoeuvre.

- J'ai déjà lu ce bouquin en partie, et je l'ai oublié, il est ensorcelé. Visibelement, quelqu'un ne veut pas qu'on le lise... Je ne sais pas ce qui se passe exactement mais c'est probablement pour ça que je n'ai pas terminé de le parcourir la dernière fois.

Mes mains touchèrent quelque chose que je crus être le canapé, mais les canapés ne tressaillent pas au contact des gens qui s'assoient dessus ! Je me traitais mentalement d'imbécile et maudis par la même occasion cette pénombre dans laquelle nous étions plongés. Maintenant, il allait croire que je profitais de la situation parce qu'on y voyait plus rien ! Note que, au moins, dans le noir, je ne risque pas de le tuer. C'était déjà ça de pris...

Après réflexion, il s'avéra que je touchais une main. Je sentais les phalanges séparées par des articulations sous mes doigts. Bizarrement, cela me fit penser à mon ancien professeur de biologie, un éminent savant que mes parents avaient engagé, il était génial. Ses cours me passionnaient, m'amusaient, je n'avais pas l'occasion de m'ennuyer avec lui. Puis, un jour, mon père a trouvé qu'il tournait un peu trop autour de ma mère et l'a renvoyé, le comble connaissant le nombre d'adultères qu'il faisait constamment. Je frissonnai, je détestais les souvenirs.

- Cela doit être un charme puissant pour qu'il réagisse avec nos âmes noires à tous les deux et que l'on ne puisse pas le détecter.

J'étais bien obligée de le croire sur parole, je ne savais pas déceler des sortilèges. Tout au plus, j'étais capable de voir ce qui était plus sombre ou plus lumineux que le reste, comme tout le monde. N'importe qui aurait remarqué l'aura effrayante qui s'échappait de ce livre, à la différence près que, « n'importe qui » ne voudrait sous aucun prétexte approcher l'objet, encore moins le toucher. Moi, il m'attirait, tel un papillon qui ne peut s'empêcher de voler vers la lumière, fusse-t-elle une flamme.

- Je n'ai toujours pas retrouvé mon anneau mais je vais tenter de rallumer les bougies grâce à mon pouvoir...

J'eus presque un regret quand il retira ma main de la sienne - passé le moment d'étonnement de voir qu'elle n'avait pas bougé. Je n'eus même pas le temps de prononcer un mot qu'il avait déjà pris le grimoire, et je crois, l'avait posé sur une table, puis, avec une facilité surprenante, s'était dirigé vers les vieux chandeliers. Impressionnant, il s'oriente vachement bien dans le noir. Moi-même, j'y voyais un peu mieux que le commun des mortels mais pas au point de m'avancer avec assurance dans une obscurité presque complète. Enfin, si, j'aurais pu, mais ça aurait probablement fini en une bonne chute peu élégante.

- Évite quand même de nous faire cramer et n'oublie pas qu'on est dans une bibliothèque, dis-je, un petit sourire aux lèvres.

Je le vis s'immobiliser alors qu'il allait enflammer un cierge et ensuite recommencer comme si de rien n'était. Miracle, Ahoru arriva à ne rien brûler en dehors d'un petit papier volant qui passait malencontreusement par là, et qu'il eut tôt fait d'écraser sous sa botte. Ses flammes bleues ne s'éteignirent pas, à vrai dire, elles ne vacillaient même pas, et je pus voir où se trouvait le grimoire. Je le pris et le rouvrit à la page que nous consultions avant le courant d'air, ou du moins, j'essayai car il me fut impossible de me rappeler où nous nous étions arrêtés. Encore ce sortilège, c'est agaçant. Je déclarai, pensive.

- Oui, ce maléfice doit être vraiment puissant... Je me demande qui l'a lancé et pourquoi.

Le pourquoi ne serait pas très compliqué à découvrir, il suffisait de lire le livre. Mais savoir qui, c'était une autre affaire... Parfois, je me disais que je devrais écouter les cours de magie d'une oreille moins distraite, ne serait-ce que pour savoir si il y a un moyen de pister quelqu'un à partir du sort qu'il a lancé.

- Je ne sais pas qui... Mais le pourquoi semble évident non ?

Il essaya d'ouvrir le livre, sûr de lui, comme si le sort n'avait pas d'emprise sur sa mémoire mais constata qu'il n'y arrivait pas. Il prit alors doucement ma main, hésitant et je ne dus qu'à l'opération du bon dieu - quoique je doutât d'être dans ses bonnes grâces - de ne pas virer illico au rouge écrevisse. Des envies complètement opposées m'envahirent. D'abord, retirer ma main de là pour empêcher ce stupide cœur de s'emballer comme il le faisait seulement le contact velouté de la paume froide - presque glacée, non, glacée - d'Ahoru était plaisant... Agréable même. Puis, si moi je pouvais ouvrir le livre et lui se rappeler d'où on en était, il valait mieux que l'on garde nos mains enlacées, ce serait plus pratique. Je ne bougeai donc pas d'un pouce, pourtant, dans ma tête, une petite voix me disait que ce n'était pas ce dernier argument qui m'avait convaincue... Les pages de l'ouvrage maléfique se mirent soudain à tourner seules à une vitesse affolante, pour ensuite s'arrêter brusquement aux deux tiers du livre.

Une nouvelle toile était représentée là, bien plus finie, bien plus réaliste que celle du début. Cela aurait pu être une photo s'il n'y avait eu la date : 1712. La photographie n'avait été réellement mise sur pieds qu'au 19ème siècle, et encore, pas en couleur ni avec une telle précision dans l'image. C'était donc un tableau, aussi incroyable que ça puisse paraître. Il représentait un homme d'âge mur, sombre, aux cheveux de jais rattachés par un lacet de cuir et aux muscles saillants, un sourire cruel, carnassier, au regard mauvais et sournois, nimbé d'obscurité, comme la lumière refluait à son approche. Il suintait la mort, la perfidie à un point que je croyais impossible, surtout que ce n'était qu'une peinture. L'homme tenait dans sa main droite un sceptre noir, sur lequel était encastré un crâne qui n'avait plus rien d'humain et était transpercé par trois piques, comme si le trident lui sortait de la tête, et il semblait, grâce à lui, maîtriser la horde de monstres hideux qui se trouvaient en arrière-plan. Mais ce qui m'intriguait le plus sur cette toile, c'était autre chose, une chose qui me fit froncer les sourcils et oublier tout le reste momentanément : de sa main, gauche, placée à l'horizontale, jaillissaient une flamme bleue, exactement de la même teinte que celles qui nous éclairaient Ahoru et moi.

Je lis le titre, écrit en caractères gothiques un peu plus bas, dans un murmure :

- Roi des Enfers

Je me rendis soudain compte que ce que j'avais pris pour une masse ténébreuse et qui entourait l'homme n'en était pas une, c'était une paire d'ailes, de deux grandes ailes noires...

- Mais c'est...

Et voilà, plus de place pour le doute, c'était bel et bien ce que je pensais, Ahoru était un démon, ou plutôt, il était plus qu'un démon. Ça expliquait tout... enfin presque. Une chose me titillait encore : la date. Cette homme avait exactement l'âge d'être son père mais il aurait été vraiment étonnant que mon ami soit âgé de plusieurs siècles. Quoique... Mon intuition me soufflait que ce n'était pas improbable. En tous cas, mon ange noir semblait affolé, il lâcha ma main et me subtilisa les clés de la réserve à la vitesse de l'éclair pour essayer de cacher l'ouvrage maléfique à ma vue. Trop tard, ça, je ne l'oublierais pas. De plus, une force mystérieuse avait l'air de vouloir qu'on découvre ce tableau tous les deux, je pouvais ouvrir le grimoire, lui s'en rappeler et les autres en avaient trop peur pour l'approcher, c'était évident ! Le tonnerre gronda et des éclairs rouges zébrèrent le ciel resté sombre malgré le fait que le livre soit fermé dès qu'Ahoru s'approcha pour le remettre en place. Encore une fois, mes théories s'avéraient justes, elles l'étaient toujours.

Mais bon dieu que ce passe-t-il avec ce livre ? Mais nous devons le ranger !

La « force mystérieuse » ne sembla pas d'accord et l'orage reprit de plus belle. Je soupirai et me levai, abordant la situation avec ce calme qui me caractérisait si bien, pour une fois, je réussissais à me maîtriser en sa présence. J'arrivai devant un Ahoru indécis, se demandant ce qu'il devait faire et le regardai droit dans les yeux. Je lui pris le livre des mains et il n'opposa aucune résistance.

- Je ne sais pas si tu as remarqué mais le ciel se déchaîne quand on veut le ranger.

C'était une simple constatation, irréfutable, impossible à contrer. Je lui attrapai le bras et le fis se rasseoir sur le divan, le tonnerre arrêta de gronder. Puis, je lui posai la question qui me brûlait les lèvres, il fallait que je sache, la faute à mon irrépressible curiosité.

- C'est ton père ou bien un ancêtre plus lointain ?

Je me rendis alors compte que je n'avais pas peur, aucune crainte, rien, juste l'envie d'en apprendre plus. L'héritier du trône des enfers se trouvait devant moi et je n'avais même pas la moindre appréhension. Ahoru restait Ahoru, quoi qu'il arrive.

C'est exact l'homme ou plutôt le démon sur le tableau est bien mon père, je suis le prince des ténèbres.

Je le scrutai, ne sachant qu'en penser, que faire. Pour la première fois depuis longtemps, le torrent de questions qui fourmillait dans ma tête s'était tu, je n'avais plus rien à lui demander. Cette simple phrase venait de balayer toutes mes interrogations. Cependant je me refusais de faire une remarque sans intérêt du genre : « Ça explique bien des choses... ». Alors, pour meubler la conversation, je demandai la première chose qui me passa à l'esprit.

- Tu as quel âge ?

Je ressentis soudain comme un malaise, nous n'étions plus à égalité. Jusque là, il en savait à peu près autant sur moi que je n'en savais sur lui mais, maintenant, j'avais une longueur d'avance. Devais-je lui expliquer qui j'étais réellement ? Devais-je lui avouer que j'étais inscrite à la Fairy Dream School Academy sous un faux nom et que je faisais partie de la noble et pure famille Slythereen ? C'était peut-être un bon moyen de compenser...

- Bah heu je suis né le 2 septembre 1666 le jour du grand incendie de Londres...

Donc, avant la toile. Presque 350 ans, je sifflai mentalement, il est vachement vieux. Et, je ne pus m'empêcher de le penser, plutôt bien conservé pour son âge. Par contre, j'espérais que ce n'était pas lui qui avait déclenché ce fameux grand incendie de Londres - pour une raison égoïste bien sûr : j'adorais cette ville. Qu'un nombre incalculable de gens ait perdu la vie lors de cette tragédie m'était complètement égal mais un patrimoine inestimable de l'Angleterre avait été détruit, c'était dommage.

- À toi de m'en dire plus sur toi.

Il m'offrait l'occasion de nous remettre au « même niveau » sur un plateau d'argent, même si ce que j'avais à dire semblait un peu mesquin par rapport à ce qu'Ahoru m'avait confessé. Je me rendis alors compte que je lui tenais toujours le bras et la main alors qu'il était assis près de moi et pas près de s'enfuir, et cette fois-ci, le bon dieu ne m'aida en rien, je sentis mes joues prendre la teinte d'une tomate. Je lui lâchai précipitamment le bras, ne sachant que faire de sa paume, il fallait bien que le livre reste ouvert... Voilà que j'étais gênée, c'était une première. Je commençai à débiter mon histoire pour ne pas lui laisser le temps de se prononcer face à mon embarras.

- Je ne m'appelle pas vraiment Resli Blue. En réalité, mon vrai nom est Slythereen, je déteste cette famille mais je suis retenue à elle par de lourdes chaînes, je suis l'héritière de leur empire. On est un peu pareils, finalement, pas tout à fait maîtres de notre destin...

Oups, cette phrase-là n'était pas censée être dite, pourquoi fallait-il que je ne sache jamais tenir ma langue ? Mais bon, l'essentiel avait été communiqué, c'était déjà ça. Il était strictement impossible qu'Ahoru n'ait pas entendu parler de ma famille s'il avait un tant soit peu fréquenté ce monde, nous étions connus partout. Les Slythereen comptaient parmi les personnes les plus influentes de la Terre, que ce soit dans les affaires, en politique, dans le show-business,... même dans la mafia, il y avait toujours un de nos membres pour nous représenter quelque part, et c'était toujours une personne haut placée, bien entendu. Plus tard, ce serait à moi que serait confiée la tâche écrasante de tout gérer, ce n'était pas le genre de chose qu'on pouvait refuser, malheureusement.

Il hocha la tête en signe d'assentiment, il me comprenait. Je ressentis une sensation étrange, une de plus, j'avais chaud au cœur.

Toi aussi alors tu es reliée à ta famille par des liens que tu ne peux briser mais, toi, tu n'es pas le responsable du désespoir et des malheurs de ce monde.

Je n'étais pas tout à fait d'accord avec ce qu'il me disait là. Dans toutes les mythologies, les enfers avaient été crées, au départ, pour « accueillir » les âmes des défunts, pas pour répandre le mal. Qu'il soit mauvais, je voulais bien le comprendre, c'était logique après tout, mais que les malheurs qui frappent notre planète soient de sa faute, je trouvais ça un peu exagéré. C'est vrai, après tout, il n'y était pour rien quand un dictateur fusillait des révolutionnaires ou même, quand je martyrisait un élève qui ne m'avait rien demandé.

- Oui je connais ton nom et ton destin, je sais ce que tu ressens, mais ton nom je le connaissait bien avant de venir sur terre...

Je fronçai les sourcils, je savais que mes parents trempaient dans des affaires louches mais pas qu'ils avaient des relations avec l'enfer. Et pourtant, je devrais bien l'apprendre un jour ou l'autre, ce n'était pas possible autrement. Mais quel profit pouvaient-ils en retirer ? Ahoru venait de piquer ma curiosité, plus que quiconque ne l'avait fait auparavant pour une raison évidente : personne ne m'avait jamais appris quelque chose sur moi-même.

- Explique.

Un mot, un simple mot qui voulait tout dire. J'attendis sa réponse.