Pour la première fois - et aussi la dernière-, j'avais décidé de sortir la journée. C'était la fin d'après-midi, le soleil ne tarderait pas à mourir derrière l'horizon, comme tous les soirs. Quand le moment vint de choisir ma destination, je fis une chose que je m'étais abstenue de tenter jusqu'alors, je m'aventurai à l'extérieur. En effet, depuis mon arrivée à l'académie, j'avais évité tout ce qui pouvait s'assimiler à de la verdure comme la peste. Pas envie de me rappeler des choses désagréables et qui, de plus, seraient susceptibles de m'arracher une larme, voire plusieurs. Et pleurnicher comme une faible n'était pas dans mes projets, cela allait de soi. Pourtant, ce jour-là, je ne puis résister à la tentation de visiter ce recoin de l'école qui m'était encore inconnu, dont je n'avais pas encore percé les mystères. Je sortis donc, posant d'abord prudemment un pied dehors, puis l'autre avant de m'avancer dans la lumière, qui, au passage, ne se gêna pas pour m'aveugler, augmentant d'autant plus mon aversion pour cet astre qui la produisait. Lorsque je retirai ma main de devant mes yeux, un spectacle enchanteur m'attendait. Une vaste plaine s'étendait autour de moi, un arbre millénaire trônant en son centre, le ciel bleu était limpide et d'une intensité rare, on pouvait même entendre quelques oiseaux chantonner d'un air joyeux. C'était écœurant mais ce ne fut pas ça qui fit rouler une perle transparente le long de ma joue. Ce fut la faute de ce banc, là-bas, juste bien caché, un peu ombragé par le bâtiment mais pas trop, entouré de verdure et de plantes grimpantes, avec deux silhouettes lointaines assises dessus, collées l'une à l'autre. Je perdis de ma superbe en voyant tout ça et je me mis à courir, m'enfuir le plus loin possible de cet endroit. Malheureusement, mes jambes ne me portèrent pas dans la bonne direction, je partis vers un lac aux reflets miroitants et terminai ma course, allongée contre sa rive, mes pieds mouillant presque dans ses vaguelettes. Je fixai le ciel, haletante, tandis que des gouttes salées perlaient le long de mon visage et allaient s'écraser dans l'herbe drue et verte. Ensuite, le temps s'arrêta et je ne bougeai plus. Le coucher du soleil me ramena à moi, je me relevai su les coudes, les yeux encore légèrement enflés et rouges lorsqu'une ombre obscurcit le soleil, elle avait la forme d'un humain. À contre-jour, je ne pus reconnaître la personne qui s'avançait vers moi...

...Mais je pus bien distinguer ces grandes ailes noires si caractéristiques, et aussi m'apercevoir qu'Ahoru était... à moitié nu. En caleçon, pour être plus précise. Il s'avança en même temps que le soleil, lui, se coucha et, sous cette lumière déclinante, ruisselant d'eau, cheveux et plumes plaqués contre sa peau, je le trouvai diablement séduisant. Puis, me rappelant soudain de pourquoi j'étais arrivée ici, j'essuyai rapidement les résidus humides qui parsemaient mes joues du revers de ma manche. Pourvu qu'il n'ait rien remarqué. J'avais horreur de la faiblesse, la montrer devant qui que ce soit était proscrit, et Ahoru ne faisait pas exception à la règle. Ça ne voulait pas pour autant dire que je n'étais pas contente de le revoir, loin de là, j'étais simplement inquiète de m'être faite prendre en flagrant délit de pleurnicherie. Le soleil finit par enfin s'en aller et il laissa place à un ciel dégagé et parsemé de milliers de petites lanternes brillantes, je me levai et m'approchai d'un Ahoru toujours trempé et lui embrassai la joue avant de me rasseoir et de l'inviter à venir à côté de moi.

- Ne sois pas désolée, c'est moi qui ai mal compris ce que tu ressentais, je pensais que je te plaisais voir plus.

À ces mots, il se releva, rageur pour replonger dans le lac, en ressortir et l'embraser de sa main d'un feu bleu. Il se fâchait, il l'avait mal pris, c'était à prévoir mais là... il s'imaginait que je n'étais pas amoureuse de lui, que je ne ressentais rien pour lui, ça se voyait. Idiot ! Je le rejoignis près de la rive et... lui collai une claque magistrale quand il se retourna vers moi. Je commençai ma tirade d'un ton énervé.

- Baka ! Non mais, qu'est-ce que tu fais ?! Ce n'est pas parce que je suis une handicapée des sentiments que je ne t'aime pas ! Tu es vraiment stupide ! Je...

C'était la première fois que je perdais mon calme depuis des années, ça ne m'était même jamais arrivé de m'énerver de la sorte. Et en même temps que des sanglots montaient de ma gorge, un halo vert commençai à émaner de moi, mes yeux brillèrent, le serpent s'agita mais je n'en avais cure, je continuai à engueuler Ahoru. Je terminai dans ses bras, tandis que je frappais son torse de mes petits poings - ça ne devait pas faire bien mal.

- Tu es vraiment un imbécile, dis-je tout bas.

J'approchai mes lèvres des siennes et l'embrassai.

- Tu entends quoi par handicapée des sentiments ?

J'ignorai la question, il n'avait qu'à comprendre par lui-même. De toute manière, le terme était assez clair non ? Tant pi pour lui si il ne saisissait pas ce que je voulais lui dire. Il me serra plus fort dans ses bras, je fus soulevée du sol, mes pieds touchaient à peine l'eau du lac. Puis, sous la lumière du clair de lune, il m'allongea pour la deuxième fois contre l'herbe humide. Il était complètement mouillé et toujours aussi glacé et son corps se pressant contre le mien, me trempa de la tête aux pieds, je commençai à grelotter légèrement. Il était aussi vrai que la nuit tombait et que je n'étais vêtue que d'une légère chemise - enfin, la plus dévêtue ici, ce n'était pas moi, mais bon. Nos respirations se mêlaient, pour le moment lentes et régulières. Je me demandai brièvement ce qu'Ahoru comptait faire, là, au bord de ce grand étang, le soir alors que nous étions certains d'être seuls, allongé à moitié à poil au-dessus de moi. Dit comme ça, ça pouvait paraître évident - ou assez suspect - mais je préférais avoir la confirmation de sa bouche.

- Dis, tu comptes faire quoi, allongé à moitié nu sur moi alors que nous sommes seuls dans le noir ?

C'était en partie une boutade, et en partie sérieux. Je ne pouvais pas m'empêcher de le taquiner, c'était trop tentant mais j'attendais tout de même une réponse, ne serait-ce que par curiosité...

Je tremblais un peu à cause du froid et Ahoru s'en aperçut, il fit de son mieux pour me réchauffer, même si c'était probablement moi qui avait la plus haute température. Ensuite, couchés côte à côte, nous observâmes le firmament. Je ne savais pas ce que lui en pensait mais, moi, si on avait pu abattre les étoiles comme des cibles, j'aurais déjà acheté un fusil pour leur tirer dessus tous les soirs, jusqu'à-ce que le ciel devienne d'encre et qu'on y voie plus rien, ce serait tellement plus beau. Et pendant ce temps, Ahoru ne me répondait pas, perdu dans ses pensées. Il finit par s'arracher à la contemplation de la voûte céleste pour m'embrasser avec ardeur.

- Et toi, dis-moi ce que tu veux faire.

Rien. Je n'avais envie de rien faire. Ce moment était agréable, il n'y avait aucun besoin de changer quoi que ce soit. Mais, cette fois-ci, je n'allais pas répondre, c'était moi qui avait posé une question et pas l'inverse. Une fois mais pas deux, mon coco.

- Ne retourne pas ma question contre moi et répond.

Je pris un ton faussement fâché tout en tapotant son torse de mon index et en fronçant les sourcils comme s'il m'avait réellement énervée.

Il attrapa la main et la posa sur son cœur dont les battements, il me semble, s'accélérèrent. Le froid nous enveloppait petit à petit et ds vagues de buée blanche se formaient à chacune de nos expirations. Il me fit tourner en me tenant par la taille tandis que le noir s'épaississait à cause du grand nuage noir qui se profilait au-dessus de nos têtes. On n'y voyait cure. Ahoru eut alors la bonne idée d'embraser un tas de brindilles qui se trouvait à un ou deux mètres de nous, la lumière du feu commença à dessiner des ombres mouvantes sur son visage, le rendant plus mystérieux et ténébreux.

- Bah, je veux juste être avec toi, Resli.

Bon, ce n'était pas faire quelque chose, ça, mais c'était assez attrayant comme programme. Toutefois, si on devait y passer toute la nuit, il était préférable qu'Ahoru enfile quelque vêtement. Autant qu'il n'attrape pas la crève. Je caressai sa grande aile noire posée contre le sol et murmurai :

- D'accord mais, d'abord on va chercher tes habits.

Je me rendis compte que la phrase devait sembler totalement hors sujet. Tant pis, me dis-je avec un haussement d'épaules mental. Je me relevai et l'attirai à moi en le soulevant par la main.

- Pourquoi tu veux me rhabiller ? Tu veux me les enlever toi-même ?

Question intéressante qui méritait d'être étudiée, en effet. Ahoru éclata d'un rire franc et joyeux, je fis de même avant de commencer à marcher le long du lac. Lorsque nous nous fûmes calmés, je lui répondis avec un air que j'essayais vainement de garder sérieux :

- Exactement, tu as tout compris.

Je lui fit un clin d'œil et continuai ma promenade d'un pas léger... jusqu'à-ce que je me rende compte que je sautillais presque. Je m'arrêtai en chemin et soupirai. Décidément, ce garçon avait de drôles d'effets sur mon comportement. Nous arrivâmes finalement de l'autre côté de la - grande - mare, le feu qu'il avait allumé tout à l'heure était visible, même d'ici et, connaissant la présence ses flammes bleues destructrices non loin, je me sentis bien.

- J'aime bien cette perspective, me répondit-il en me faisant un clin d'œil à son tour.

Tu m'étonnes, pensai-je en mon for intérieur. Et, d'un coup, sans prévenir ni faire plus de façons, il m'attrapa, me souleva et le sol telle une plume - c'est le cas de le dire - et déploya ses grandes ailes pour s'élever dans le ciel nocturne. Ce soir-là, les gens qui observaient la lune purent apercevoir un minuscule point aux formes irrégulières passer au travers d'elle. Au début, j'eus un court moment de panique, je m'agrippai à ses épaules en pensant désespérément : « Je vais tomber, je vais tomber ! » Mais, petit à petit, je réussis à reprendre contenance et il faut bien avouer que les bras puissants et réconfortants d'Ahoru y furent pour beaucoup. Je lâchai sa nuque pour faire courir mes doigts sur sa peau, qui frémissait à chacun de mes passages. Puis, pour on ne sait quelle raison obscure, je me mis en tête de le déconcentrer, ce ne fut pas bien difficile. Il me suffit d'approcher mes lèvres de son cou et des les poser dessus... avant de lui faire le plus beau suçon qu'il ait jamais eu. ()

Spoiler:

Il sembla apprécier et, ne se déconcentrant pas pour un sou - même s'il avait une belle marque rouge sur la peau -, continua à voler droit vers on ne sait quelle destination mystérieuse. En fait, il n'y avait probablement aucune.

- J'aime cette agréable sensation.

Ensuite, ne me retenant plus que d'une main, Ahoru écarta les quelques mèches de cheveux noirs qui lui cachaient mon cou et j'eus droit, moi aussi, à un baiser, puis deux, puis trois,... et ainsi de suite. Ses mains commencèrent à courir sur ma peau comme mes doigts l'avaient fait il y à quelques minutes à peine. Seul bémol : Ahoru avait légèrement oublié que nous étions à un altitude inhabituelle... et qu'il était censé me tenir ! Je me sentis glisser vers le bas, irrésistiblement attirée par la gravité terrestre. Je me raccrochai aux épaules d'Ahoru in extremis en poussant un petit cri que je n'avais pu contenir.

- Aaaaah !

Et j'éclatai de rire, c'était la deuxième fois depuis mon arrivée à l'académie que je frôlais la mort et ça avait quelque chose de grisant.

- On devrait peut-être redescendre... pour faire ça, failli-je dire... non ?

Et, suivant mon conseil, il se dirigea vers le sol et m'y déposa. Ma tête tournait légèrement tant j'avais été grisée par ce petit vol, ça avait été la première fois que je m'étais élevée dans les airs.

- Toi, tu restes près de moi jusqu'à la fin des temps, tu ne t'en vas pas, m'avait-il dit juste après m'avoir rattrapée.

Comme j'aurais aimé que cela puisse être vrai. La vie éternelle ne m'avait jamais attirée mais, avec lui, ça pourrait être génial. Toutefois, les chaînes qui me reliaient aux Slythereen ne se briseraient pas par ma simple volonté et, j'avais beau être maudite, je n'en étais pas moins l'Héritière. Ma famille mettrait donc tout en œuvre pour me retrouver si je m'enfuyais. À ce train-là, l'immortalité tranquille aux côtés d'Ahoru deviendrait une fuite perpétuelle dont l'issue, bien qu'encore incertaine, serait probablement favorable aux Slythereen.

- J'aimerais aussi que ça puisse arriver, soupirai-je.

Oui, comme j'aurais aimé ne pas posséder ce pouvoir, comme j'aurais voulu ne pas le tuer, comme j'aurais souhaité que ma vie soit différente. Malheureusement, le destin prenait rarement en compte mes désirs et mes envies, alors, il était plus qu'improbable qu'il se donne un jour la peine d'écouter et d'exaucer ne serait-ce qu'un de mes vœux.

Ahoru se dirigea vers une masse informe tapée un peu n'importe comment à terre : ses vêtements - ben oui, au départ, on était là pour ça. Mais, juste au moment où il allait les prendre, il se retourna sans prévenir et me prit les mains en me plongeant son regard dans le mien.

- Il existe un moyen...

La première réaction que j'eus fut de lui écraser cruellement et avec une froideur effrayante le gros orteil : on ne regarde pas dans les yeux sauf en cas d'extrême urgence. La deuxième fut bien évidemment de détourner la tête pour limiter les dégâts. La troisième fut de réfléchir posément à la phrase qu'il venait de prononcer et à la réponse appropriée à lui donner. Cette dernière action ne fut pas trop compliquée à réaliser, contrairement à la manœuvre d'écrasement de l'orteil, qui avait été plus fastidieuse, j'aimais faire mal aux autres, mais pas à Ahoru. J'avais donc dû un peu me forcer tout en n'en laissant rien paraître. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Ce qu'il avait fait était défendu I-N-T-E-R-D-I-T.

- Un moyen de me rendre immortelle ? Je n'en doute pas. C'est plutôt d'échapper à ma famille qui est problématique.

Eh oui, à côté des Slyhthereen, la mafia passait pour une association de bienfaisance, un jardin d'enfant et un parc d'attraction réunis. Se soustraire à l'influence d'un gang mafieux, c'était aussi facile que de sortir d'une prison sans mur et s'enfuir de chez moi c'était comme si ladite prison avait des murs en béton armé d'une hauteur de cinquante mètres, était entourée de fils barbelés électrifiés, était gardée par un corps d'élite suréquipé et enfin, était enterrée à quelques kilomètres sous le niveau de la mer. Bref, à moins d'être suicidaire et kamikaze ou plus intelligent que L, Raito et Near de Death Note réunis, une quelconque tentative d'évasion semblait plus qu'irréalisable.

- Ce dit moyen réglerait tout, Resli, tout...

Mais oui, c'était évident. Et tant qu'il y était, il pourrait aussi invoquer un bisounours rose à rayures bleues et à pois verts dévoreur d'âme pour l'inviter à boire le thé avec nous, assis sur la cime du sapin qui se trouvait juste à côté. Cette hypothèse était d'ailleurs hautement plus plausible que ce qu'il me faisait miroiter là. Je lui en voulus presque de me faire avoir de faux espoirs, c'était assez cruel de sa part. Je fis la moue, peu convaincue par ce qu'il me disait même si... son ton était plus que sérieux. Se pourrait-il qu'il ait vraiment une idée derrière la tête ? me dis-je. En tous cas, il semblait sûr de lui et de la réussite de son entreprise. Étonnant.

- Dis toujours.

À défaut penser que ce qu'il avançait était réalisable, je trouvai son assurance pour le moins intrigante. Quel que soit le plan qu'il comptait exécuter, il ne pouvait se douter à quel point ma famille était puissante mais il avait déjà eu un petit aperçu de l'influence que nous pouvions avoir, alors, pourquoi était-il aussi confiant ? Intéressant et... assez amusant, il faut l'avouer. Je m'appuyai contre un bouleau à l'écorce noueuse et attendit patiemment qu'Ahoru accouche.