C'est moi qui allume les torches

Et c'est super marrant, comme occupation.

C'était la nuit. Que dire d'autre ? Une nuit entre toutes celles que j'avais passées ici. A regarder ces pauvres étoiles briller à des kilomètres de cet endroit. C'est pas qu'elles m'intéressaient, loin de là. Elles me faisaient mal au coeur. Toujours là, et pourtant, certaines étaient déjà mortes. Comme moi. Elles s'acharnaient à envoyer encore un peu de lumière, qui traversait l'espace jusqu'à mes yeux pâles. Un substitut de vie, un cadavre inconsistant. Ecoeurant.

J'avais le nez en l'air, les bras à la perpendiculaire, et les pensées en vrac. Allongé délicatement sur le par-terre, telle une fleur en suspens sur l'eau d'un calme étang, dirais le sage poète. Perso, j'aurais plus décrit ma situation comme 'affalé comme un adolescent flegmatique qui s'ennuie', mais chacun sa vision des choses, n'es-ce pas ? Je me tournais les pousses. Ca faisait un bout de temps que je n'avais pas dormi, mais aucune trace violette n'était encore apparue sous mes yeux.

Je ruminais des tas de choses.
Premièrement; pourquoi ne me sentais-je pas plus adulte qu'il y a 20 ans ? Ma 'maturation' a-t-elle été stoppée en même temps que ma croissance ? C'est un phénomène à étudier, les chercheurs devraient s'y mettre.
Deuxièmement; Quand es-ce que tout cela prendrait fin ? Un jour, un mois, un an ou des générations encore ? Qu'es-ce que j'avais loupé pour être retenu ici ?
Et enfin, troisièmement; Pourquoi es-ce que je devais allumer ces *** de torches tous les soirs, alors que personne ne mettait jamais les pieds à l'observatoire ? C'était le directeur qui avait décidé.

« Puisque tu es là, autant que tu serve à quelque chose ! »

Si je suis là, c'est pas par choix, dude.
J'ai essayé de mettre les pieds hors de l'académie, j'ai essayé par tous les moyens possibles. Je ne peux pas. Ca entrave gravement à ma liberté. J'aurais pourtant pu faire des tas de trucs. Aller au cinéma gratuitement, m'introduire dans des maisons pour faire flipper les habitants, rencontrer d'autres fantômes peut-être...

Bref, revenons à nos agneaux et à la présente situation. Il semblerait que je m'attarde toujours trop sur mon statut de spectre ambulant.

Je ne l'avais pas entendu entrer. C'est bizarre. Et il semblait qu'il ne m'ait pas encore remarqué. C'était un garçon, aux cheveux noirs. Il contemplait les étoiles, d'un air rêveur. J'avais envie de lui dire, que c'était malsain. Mais je me suis contenté de rester allongé, immobile, en me demandant s'il allait capter qu'il n'était pas tout seul.

Je déteste qu'on me marche dessus

Surtout si le pied passe au-travers de ma poitrine.

Bordeeeel, mais il fout quoi, ce gus ? Il est complètement bouché ou je me goure ? Attendez, mais j'ai son mollet en travers du bide ! C'est pas le summum du malpoli, ça ? Non, sérieux, ça se fait pas, là, je suis quand même pas un fantô... Fuck.

Oh putain merde je suis désolé tu na pas trop mal ? Moi c'est Ahoru et toi ?

Mal ? Je suis sensé avoir mal ? Je vais t'apprendre un truc super utile quand tu t'adresse à un ectoplasme, mon pote. Abandonner son corps, ça signifie tout simplement abandonner la douleur physique. Oh, ça a pas que des avantages. Le plaisir, pareil, c'est mort. L'adrénaline, c'est mort. Le sport, c'est mort. La bataille, c'est mort. Et puis tout ce qui a un rapport avec l'enveloppe corporelle, c'est complètement niqué. Alors bon, faut faire preuve d'un peu de tact. Surtout que je suis plus susceptible, dans le genre "il va payer par tous les moyens possibles et imaginables". Je vais mettre mon génie au service de cette bonne cause.

Non.

C'était pas un peu impoli, ça ? Je devrais sérieusement penser à ce que je vais dire avant de parler, histoire de ne pas tourner court au bout d'un ou deux mots. Ce qui arrivait souvent. Et qui nuisait à ma prestance et à mon charisme. Déjà que c'est pas moult facile, de faire remarquer sa présence, quand on n'est pas capable de mettre un bon coup à son voisin.
Je me relevais lentement, traversant sa jambe une nouvelle fois -puisqu'il n'avait pas jugé utile de la déplacer- et m'asseyant en tailleur à quelques pas de là. Je le regardais d'un air curieux.

Je suis Eliott. Et je t'ai jamais vu avant, t'es nouveau ?

Sûrement pas, mais là n'était pas le problème. Pour moi, quelqu'un qui n'était pas là depuis plus longtemps que moi était un nouveau. Et qui dit nouveau dit farces pourries. De quoi remettre mon quotidien sur pattes et m'amuser un peu, en plus de ma vengeance programmée. Mes lèvres s'étirèrent en un pseudo-sourire. J'avais sans doute un air niais, mais je n'en avait pas grand chose à faire.

Tournant la tête vers le ciel, je restai un moment pensif. Elles étaient toujours là. J'étais toujours là. Comme toutes les nuits. Je me demandais si elles étaient libres. Parce que moi, non, et ça me gavait légèrement. Demain, j'irais faire un tour de barque. Le lac, c'est l'endroit ou je me sesn le moins enchaîné, bizarrement. Je me demande si je peux plonger. C'est compliqué. On s'en fout.

Je tendis ma paluche au mec, en me demandant s'il allait être assez niais pour la prendre et tenter de me la serrer. Ca serait assez marrant.

Enchanté de te rencontrer... Ahoru. Bienvenue.

Trop d'la booombe

Et c'est parti pour une discussion nocturne

Ca me change des idioties de la journée.

Je laissais tomber ma main. Tant pis s'il voulait pas me la serrer.

Heu ba ça fait 1 mois a peu près que je suis là et toi alors tu es dans cette état depuis combien de temps ? Il t'es arrivé quoi ?

Haha ! Un mois ! Je le savais ! C'est un nouveau. Alors, mec, qu'es-ce que tu penses de l'école ? C'est sympa, non ? Tout ce bleu, des élèves charmants.

Hmpf.

Il semblerait que je me retienne de rigoler. C'est mal, très mal. Je pense que l'état dans lequel je me trouve me cuisine à petit feu. J'entends par là que je suis en train de devenir pessimiste et cynique. C'est triste, non ?

Quand à la deuxième question, je la trouve plutôt indiscrète. Mais je me ferais une joie de raconter ma vie. Surtout que certains passages pourraient être plutôt choquants. Ca, c'était pas nouveau, on m'avait toujours reproché d'être un peu trop provocateur. Enfin, de mon point de vue, ce sont les personnes autour de moi qui sont trop puritaines.

Oh, une petite vingtaine d'années. Je me suis noyé. Un accident stupide.

Restait plus qu'à voir comment il allait réagir. J'adorais ça, étudier les gens. Leurs expressions, sentiments, tout ça. Un de ces jours, je m'appliquerai à écrire une thèse. "Le monde vu par un mort". Ce sera chouette, vraiment. Je serais plein aux as, milliardaire, comblé, et je pourrais... Pas dépenser mon fric. La vie est mal faite. Hmpf.

Tu me prends pour qui, mec ?

Ca va chier.

Il faisait une tête, genre, "C'est trop un merdeux". Ca m'a donné envie de partir bouder dans un coin. Mondieu, que je suis immature.

Une vingtaine d'années sa fait pas longtemps dit donc , a d'accore noyer c'est con quand même

... Ô colère. Ô rage. Ô besoin de hurler et tout le blabla. Il se prends pour qui, le gus, hein ? Vingt ans, c'est pas long ? PAS LONG ? Es-ce qu'il se rendait compte du fait que j'avais vécu plus longtemps mort que vivant ? (Ne faites pas attention à cette phrase.)

... Dépends de la situation ou t'es bloqué. Ca m'étonnerai que tu t'en rende compte.

J'avais les nerfs à fleur de peau, ces derniers temps. Il faudrait que j'arrange ça. Je me raclais la gorge, mécontent de mon ton agressif.

T'as quel âge ?

J'opterai pour une réponse à la "je suis beaucoup plus vieux que tu ne le pense". Instinct de décédé, voyez vous.

Et c'est con, ouais. Enfin c'est pas comme si j'avais crevé à deux centimètres de la surface.

A y bien réfléchir, il y avait une probabilité assez peu négligeable pour que je sois resté sur terre parce qu'on avait pas pu m'enterrer bien proprement. Quoique. C'était plutôt une hypothèse stupide, en fin de compte. Vu que les gens enfouis sous une bonne couche de terre molle redeviennent poussière. A ce qu'on dit.

Mauviette.

C'est mon aîné, alors ?

Heu bon crois moi ou crois moi pas mais j'ai 346 ans je suis née le jour du grand incendie de Londres...

Je zieutais le gus avec des yeux ronds. Genre, c'était un demeuré ou quoi ? Il avait 346 ans ? Et il était encore dans cet état ? Je pouffais de rire, hésitant à le croire. Il y avait des tas de gens ultra étranges dans cette académie. Pourquoi es-ce que je m'étais retrouvé là, du temps de mon vivant ?

Vsay fuie en courant tu peut j'ai l'habitude

Il se fout de moi, là ?

Je sais pas si t'as remarqué, mec, mais tu ne m'effraie pas du tout. Je vais pas me mettre à courir comme une fillette.

En plus, courir est pas trop possible pour un fantôme, étant donné que mes pieds n'accrochent pas au sol. Mais c'est un détail, vous voyez.

T'es un vieux, en fait. Qu'es-ce que tu fous là ? T'es prof ?

... Un mec de trois siècles qui sait pas maîtriser ses pouvoirs, c'est forcément un cave. Ou alors il sait les maîtriser et c'est un prof. Voilà, c'est tout simple. J'avais sûrement un sourire moqueur plaqué sur les lèvres. Peu importe. C'était les hormones, disons. Je suis un éternel adolescent, j'y peux rien, et je changerai pas.

SHAZAAAAAAM

La puissance, c'est un truc inventé pour se la jouer.

Non je suis pas un prof et je suis ici car je ne peut pas être autre par et que mes pouvoir sont trop puissant

Oh, ouais, je vois. Je souris, et laissait mes jambes passer au-travers du sol, pour les ressortir de l'autre côté et me retrouver appuyé sur les coudes. C'était une position confortable, pour une discussion dans un observatoire.
Bref, le gus était pas prof. Dommage, j'avais l'impression qu'il y avait pas assez de profs ici. Ou alors ils se cachaient pour pas me voir. Ouais, ça devait être ça...

Trop bizarre. J'veux dire, t'es dans cette académie merdique parce que t'es trop puissant, ça gère pas.

Je haussais un sourcil. Tout en me demandant si ses pouvoirs m'atteindraient, dans le cas peu probable où il m'attaquerait. Vraiment, j'étais en train de tourner oeuf taré. Il serait peut-être temps que je re-meure. Un supposition que j'aille plonger une fois encore au fin-fond du Lac ? Non ? Je soupirais, puis me tournais sur le dos et zieutais le plafond. J'avais étudié et ré-étudié cette question, mille fois. Fallait passer à autre chose.

Et là, mon interlocuteur se leva en s'en fut se chercher une bouteille de vodka. Merde, moi aussi j'ai envie de me déchirer. Je passais ma main sur mes yeux, fatigué. Quand j'étais vivant, un de mes potes, Ash, était un vrai fana de ce genre de boissons. Il en avait toujours de réserve. Ca dépotait, même si on s'est fait prendre plusieurs fois. Mes lèvres s'étirèrent en un vague sourire. Si j'avais le pouvoir de remonter le temps...

C'est chelou pour un élève, de boire. Je pourrais te dénoncer, mec.

Pas vrai ? J'avais mes entrées chez le dirlo. Même s'il passait le plus clair de son temps à m'engueuler pour diverses raisons. Alors que, sérieux, j'étais un exemple de discipline.

Corruption.

Rotten life may never end.

Tiens, bois un coup au lieu de me dénoncer, ça te fera le plus grand bien, crois moi.

Ben tiens. J'attrapais le verre, et le portais à mes lèvres. L'inclinait. Et regardais le liquide couler à-travers mes entrailles, puis former une grosse tâche sur le sol. Mes lèvres s'étirèrent en un grand sourire devant la mine déconfite de mon interlocuteur. Il avait cru quoi ? Que je pouvais encore bouffer, boire et dormir ? C'est des trucs de vivants, ça. Pourquoi en aurais-je eu besoin ? Pour me ressourcer ? Renouveler ma chair ? Eviter de mourir ?
Me faites pas rire.

Merci.

L'odeur de la boisson me parvenait. Et mes souvenirs se mettaient une fois encore en route. Leur précision se laissait vraiment à désirer, mais l'intention était là. Un jour comme les autres, on avait ouvert une bouteille en cours de chimie. On s'était enfermés dans la salle et on avait fini avec les yeux vitreux et des airs de demeurés. Un litre à deux, pure, c'était pas des masses intelligents. Surtout dans le cas ou c'était un prof qui offrait, pas vrai ? Je fermais les yeux un instant. Ma mémoire s'arrêtait là. Gros blanc, après. Et ça reprenait au moment où je me réveillais en vrac dans le cagibi de la salle de science, avec un mal de tête pas possible, et en fond sonore la voix du Professeur, qui dispensait tranquillement son cours de l'autre côté de la cloison.
A y bien réfléchir, il avait pas du boire tant que ça.
C'est dégueulasse, comme injustice.

Putaing. Fais chier.

Ca m'a échappé. Et j'ai tendance à devenir vulgaire, quand j'y repense.

Eh, mon pote,

La haine, ça soulage.

Heu, il se passe quoi, pourquoi tant de haine ?

Je lui aurait bien expliqué tout mon raisonnement, mais j'avais plutôt la flegme. Sérieux, lui faire l'historique de cette histoire aurait sûrement pris des plombes. Sans compter l'habituelle réaction -inconsciente, bien sur- de dégoût profond. Boaf, la plupart des gens parvenaient à en faire abstraction, mais c'était toujours plus ou moins présent. Sauf exceptions.

Une vieille histoire qui me revient.

Ce serait faux de dire "rien d'important', enfin bon.

Et les boules de pas pouvoir boire.

Faudrait que je récupère mon corps, en fait. Peut-être qu'il y avait une chance pour que je sois à moitié rond si je vidais une bouteille dans ma propre dépouille. Trop gore. Mieux aurait valu que je reprenne place dans cette dernière, en fait. Un peu comme dans un véhicule, ou un cocon. Ouais, pas con. Je souris d'un air stupide. Vu le temps qu'il avait passé sous l'eau, mon corps devait pas être très beau à voir.

Je passais mes doigts dans mes cheveux. Ils avaient toujours un aspect mouillé. C'était une des marques que mon décès avait laissé sur mon corps. Accompagné de griffures couvrant mes hanches, mes épaules, bras, d'une grande cicatrice au milieu de ma poitrine, et d'une impression constante de suffoquer. Quoique, ça, ça devait être psychologique. Une chance que je me retrouve à l'asile après une crise de folie due à cette expérience ? Une fois encore, me faites pas rire. Personne ne se soucierai de ça. J'avais qu'à (re)agoniser seul.

Merde, qu'es-ce que j'aurais donné pour revoir les seuls trois mecs au monde qui me connaissaient vraiment.
Je revins brutalement à la réalité. J'avais un sourire moqueur sur les lèvres. C'était pas le moment de penser à des trucs déprimants.