- Je suis un être unique en mon genre, mon passé est très lourd beaucoup plus que celui de quiconque. Mais toi, qui es-tu ?

Le retour de la question était prévisible. Il devait être franchement sûr de lui pour affirmer que son passé était pire que celui des autres sans ciller, je n'avais pas senti le mensonge dans sa voix.

- Un être unique en son genre et au passé chargé, répondis-je ironiquement. Mais moi, je voulais surtout savoir pourquoi ton ombre à l'air d'avoir une paire d'ailes dans le dos.

Je n'allais pas lâcher le bout comme ça, tout ceci m'intriguait... et me permettait aussi d'évacuer les événements récents de mon esprit en me concentrant sur autre chose. La curiosité prenait le dessus pour un moment et ça me serait bénéfique, j'en était persuadée. Je me doutais bien aussi qu'Ahoru n'allait pas dévoiler des bribes de son passé aussi facilement, ça rendait le jeu d'autant plus amusant.

J'eus d'ailleurs le sentiment qu'il allait s'y prêter, et cela s'avéra juste.

- Je voudrais que ce jeu de découverte et de question soit amusant mais en ne dévoilant pas tout, mais il faut quand même bien commencer alors je vais répondre à ta question : si mon ombre porte des ailes, tu connais déjà la réponse non ? C'est que j'en ai moi-même.

Pour confirmer ses dires, il commença à se dévêtir. Ce n'était pas la peine, bien sûr, je le croyais mais je le laissai faire. Quand sa chemise tomba au sol, deux grandes ailes noires se déployèrent, elles étaient majestueuses, imposantes, sombres. Cela aurait donné des frissons de peur à n'importe qui, pas à moi. J'avais même une envie irrépressible de m'avancer pour aller les toucher, caresser leurs plumes. Cependant, la vision d'Ahoru torse nu face à moi me dissuada de mettre cette idée en oeuvre, je devais garder mes distances.

- De quoi as-tu si peur ?

Forcément, c'était un donné pour un rendu, j'allais devoir répondre, et sincèrement qui plus est... on ne m'avait jamais habitué à ça. Et pourtant, pourquoi cette question ne m'étonnait-elle pas ? Pourquoi était-elle si prévisible ?

- De te tuer, je te l'ai déjà dit.

À ces mots, un petit sourire amusé se forma sur ses lèvres. Et j'avais déjà remarqué cette attitude étrange lorsque je lui avais crié dessus, il n'avait pas eu l'air d'avoir peur de mourir. Ma prochaine question fut donc, logiquement :

- Et toi, pourquoi as-tu l'air de penser que je ne pourrais pas te tuer ?

Mon regard était toujours braqué sur autre chose que sur lui. J'aurais préféré pouvoir le regarder bien en face pour lui poser mes questions et répondre aux siennes mais mon oreille gauche était encore chaude, et le serpent catalyseur travaillait toujours pour essayer de rendormir mon pouvoir.

Le soleil montait de plus en plus haut dans le ciel. Heureusement que les ailes d'Ahoru faisaient de l'ombre, sans ça, je pense que l'observatoire aurait été entièrement inondé de lumière. Cette pensée n'était pas vraiment agréable.

- Bah, c'est que tu ne serais pas la première à essayer et à échouer, de nombreux êtres humains ont essayé de bien différentes manière et comme tu peux le voir, je suis toujours là.

Il éclata à nouveau d'un rire nerveux, cela lui arrivait de plus en plus souvent. Normal, moi aussi ce jeu de quesions-réponses me stressait, chacun risquait à tout moment de se voir poser une question à laquelle il ne voudrait pas - ou ne pourrait pas - répondre.

- Mais pourquoi particulièrement tuer ? Et tu as l'air de souffrir physiquement que t'arrives-t-il ?

Cela faisait deux questions, je pensai avec un sourire espiègle à le lui faire remarquer mais, de toute manière leurs réponses étaient complémentaires, alors autant simplifier les choses et tout dire tout de suite.

- J'ai peur de te tuer parce que c'est mon pouvoir. C'est pas comme si ça m'amusait de ne pas te regarder dans les yeux, ronchonnai-je. Et je vais bien, ne t'inquiète pas, j'essaye juste de le canaliser pour éviter une catastrophe.

Avouer ça ne me plaisait pas du tout, c'était la dernière chose que j'avais envie de raconter après sa mort. Le jeu m'emportait, il me submergeait et je ne contrôlais plus réellement mes paroles, ça allait dégénérer, je le sentais. Le serpent recommença à chauffer, pour affirmer ce que je disais, mes émotions étaient en train de reprendre le pas sur la raison. J'avais un peu menti en disant que j'allais bien, refouler cette puissante énergie au fond de moi était, paradoxalement, fatiguant. D'ailleurs, habituellement, je craquais avant et le laissais s'exprimer bien plus tôt, c'était le moment de tester mes limites, ça allait certainement s'avérer intéressant.

- Beaucoup d'êtres humains ont essayé de te tuer, alors tu n'es pas toi-même un humain ? Qu'est-ce que tu es dans ce cas ?

Mes questions filaient comme des flèches parfaitement ajustées, nettes et précises. Je sentais que la vérité n'était plus très loin. Il fallait bien avouer que j'étais plutôt forte à ce petit jeu.

Un sourire sadique se froma sur ses lèvres et ça ne me fit ni chaud ni froid, c'était juste normal. J'avais l'impression de me regarder dans un miroir. Et pourtant, c'était bel et bien de la provocation ce qu'il me faisait là. Je commençais à me demander si je n'avais pas eu raison tout à l'heure, tenait-il vraiment à se faire tuer ? Ou du moins à tester mon pouvoir. Le point positif fut que ma question le déstabilisa quelque peu.

- HEU....... Bah oui, tu as raison, je ne suis pas un humain mais je ne peux te dire ce que je suis. Enfin je pourrais mais cela ne serait pas intéressant et amusant. De plus, avec ce que tu sais sur moi tu devrais avoir une petite idée, non ?

C'était fini. Il ne répondait plus honnêtement, l'enchantement était brisé. Je ne pus cependant pas m'empêcher de regarder à nouveau les grandes ailes noires d'Ahoru. Oui, j'avais ma petite idée sur ce qu'il pouvait être mais je voulais la confirmation. Oiseau de la nuit était-il un synonyme d'ange noir ? D'ange déchu ? De démon ? Je détestais me tromper, non, c'était même pire que ça, je ne pouvais pas prononcer une phrase erronée, toujours la faute à cet orgueil héréditaire. Il m'était donc impossible d'émettre une hypothèse dans la mesure où elle pourrait être fausse. Ahoru arborait toujours cet air sadique, j'aimais bien ça. Pour la première fois il avait l'air de quelqu'un à l'âme noire, c'en était presque... réconfortant.

- Mais ton pouvoir est de tuer et tu as peur de tuer, as-tu déjà fait couler du sang par le passé ? Ah, et toi aussi tu as un moyen de retenir et de canaliser ton pouvoir. Comment ?

Tant pis pour lui, il était resté volontairement évasif sur sa véritable nature - faut dire aussi que la situation était trop irréelle pour s'éterniser -, il n'y avait plus de raison que je continue à lui donner des réponses claires et précises. De toute manière, il l'avait bien cherché. Mon air à moi se fit espiègle.

- Je n'ai pas fait couler de sang à proprement parler... Oui, j'ai besoin d'aide pour canaliser mon pouvoir. Et j'aime bien ton sourire sadique.

Cette dernière phrase fut prononcée d'un ton mi-sérieux, mi-rieur. C'était fait, j'avais l'air d'être une grosse maso... Ou bien je l'avais un peu déboussolé, ça restait à voir. Quant au don, il se contentait à présent de se manifester un peu en moi, comme pour me dire qu'il était à disposition en cas de besoin, pas de quoi s'inquiéter ce côté-là pour le moment.

Je devais parler, c'était mon tour, mais je ne savais pas quoi demander. Trop d'interrogations se bousculaient dans ma tête mais je ne voyais pas comment j'aurais pu faire le tri et poser des questions efficacement. À bien y réfléchir, une question me taraudait depuis quelques temps déjà et c'était exactement le bon moment pour la poser.

- Et toi, tu as déjà tué quelqu'un ?

Fallait-il espérer que la réponse soit positive ou qu'elle soit négative. D'un côté, je me sentirais un peu moins seule, j'aurais peut-être enfin quelqu'un à qui expliquer mes ressentis trop longtemps refoulés - si j'en étais capable. Et d'un autre, il aurait mieux valu pour lui qu'il n'ait jamais tué. Une personne qui commet un meurtre voit son âme se déchirer, et c'est irréversible. À partir de l'instant ou quelqu'un donne la mort, on devient mauvais, et même si on essaie d'être gentil, la noirceur de l'âme ne disparaît jamais totalement. Elle se tapit dans un coin sombre de l'esprit et attend le moment propice pour ressortir et dévoiler sa vraie nature au reste du monde. La question que je me posais pouvait en fait se résumer très simplement :
De l'âme d'Ahoru ou de ma petite personne, lequel était le plus important à mes yeux ?

Il y eut un coup de froid, Ahoru replia ses ailes et l'observatoire s'inonda de lumière. Il était toujours torse nu et cela ne sembalit pas le déranger outre mesure, moi, je m'efforçais de ne pas trop le fixer, par... pudeur ? Le terme n'était pas le plus approprié mais c'était le seul que j'avais trouvé.

- Heu, comment dire, oui j'ai déjà tué, enfin mon âme est déjà corrompue par le mal, j'ai tué des êtres humains et autres, mais nous sommes différents toi et moi nous ne sommes pas dans le même cas.

Qu'est-ce que ça voulait dire ? Je fronçai les sourcils, on avait tué ou on avait pas tué, ce n'était pas une chose approximative. Par contre, je voulais bien le croire quand il me disait que nous n'étions pas dans le même cas, j'avais eu la confirmation qu'il n'était pas humain. Je réalisai que ça m'était égal, qu'il le soit ou non.

- C'est cet anneau ton catalyseur à toi ?

Je n'eus même pas le temps de répondre, Ahoru se mit à trembler comme une feuille. Finalement, il n'aurait peut-être pas dû enlever sa chemise... Non, ce n'était pas ça, ce regard apeuré, ce n'était pas celui de quelqu'un qui grelotte à cause du froid. Pourquoi il perdait si soudainement la maîtrise de lui-même, cela restait un mystère mais je ne pouvais pas le laisser comme ça. je m'avançai vers lui et ramassai sa veste au passage, puis, la plaçai maladroitement sur ses épaules, les grandes ailes noires n'aidant pas - et en plus, il était plus grand que moi, la belle affaire... Hésitante, je commençai à caresser doucement la base de sa nuque tout en essayant de lui dire des mots réconfortants. Je m'y prends vraiment comme la dernière des débutantes, me dis-je, ne sachant pas trop comment m'y prendre. Pas une seule seconde la pensée que mon comportement était excusable, compte tenu du fait que je n'avais jamais consolé personne, ne me traversa l'esprit.
Une méchante fille qui essayait de réconforter un ange noir, ça devait être bien étrange comme tableau.

Il me repoussa violemment.

- Va-t-en !!!! Ne reste pas là... il ne faut pas que ça se reproduise... non, plus jamais...

Bon, d'accord, il perdait le contrôle de ses pouvoirs, et probablement à cause de souvenirs douloureux, qui plus est. Décidément, on faisait bien la paire, nous deux. Je soupirai. La seule chose à faire, c'était de le calmer comme il l'avait fait avec moi... et puis de m'éclipser en vitesse. Non pas que j'aie peur qu'il me fasse mal, ce n'était pas comme si je ne m'étais jamais brûlée, mais cette brusque perte de maîtrise me confortait en effet encore plus dans l'idée que nous ne devrions pas nous fréquenter, nous étions trop semblables, ça allait mal tourner. Fallait-il que je lui mette une baffe ?Cela avait porté ses fruits sur moi mais compte tenu de ma force médiocre, ça risquait d'être moins efficace sur lui. Crier ? Mauvaise idée, autant ne pas rameuter toute l'académie. Il ne me restait donc plus une seule option, celles que je rechignais le plus à employer : utiliser mes foutues aptitudes. J'avais déjà réussi à apaiser une fille pour qu'elle puisse discipliner son don et me foutre la paix, ça ne m'avait absolument pas plu. J'étais censée être mauvaise, je n'étais pas là pour aider les autres ! Seulement, ici, on avait pas vraiment le choix. Levant les yeux au ciel, je pris sa tête entre mes mains et plongeai mon regard émeraude dans le sien, rouge sang. Et l'hypnose commença, je pouvais utiliser juste ce qu'il fallait de pouvoir pour atténuer sa souffrance sans pour autant le tuer. Cela n'allait pas être agréable, ça ne l'était jamais, mes victimes avaient souvent la sensation que leur cerveau se ramollissait.

- Et c'est toi qui voulais m'aider..., murmurai-je, un sourire aux lèvres.

Mon hypnose fonctionnait, même si j'avais dû un peu plus forcer la dose qu'habituellement. Ahoru arrêta de haleter et je ne pus enfin lui relâcher le visage, un long cheveu blanc resta coincé entre mes doigts. je n'eus pas besoin de parler pour me faire comprendre, mon expression tu-vois-je-te-l'avais-bien-dit avait déjà fait passer le message. Je me retournai et sortit de la pièce avant qu'il ait pu esquisser le moindre geste, le pauvre, il devait se dire que j'avais eu peur de lui - l'ironie, j'avais plutôt peur pour lui. Parce que j'aurais bien pu le tuer avec ce don maléfique, ça aurait été difficile mais réalisable. Je disparus dans le couloir avant qu'il ait pu me rattraper et, quand je fus sûre que l'endroit où je me trouvais était désert, je gloussai. J'avais subtilisé sa chemise avant de partir, de quoi m'amuser en m'imaginant sa tête - et celle des autres élèves - quand il allait devoir rentrer au dortoir des garçons...